Fabio et Silvio Leonardi, respectivement 37 et 34 ans, ont grandi à Lausanne, à quelques centaines de mètres des locaux dans lesquels ils ont choisi d’installer leur entreprise. Si aujourd’hui ils partagent une même passion pour les binocles haut de gamme, leurs parcours professionnels respectifs n’avaient a priori rien en commun. Il leur a fallu voir plus loin que le bout de leur nez.

Départ singulier : des parcours différents vers une même passion

Le cadet, Silvio, s’est d’abord aventuré dans l’immobilier avant de reprendre des études d’optométrie à 25 ans. «Je devais commencer un apprentissage d’opticien, ça ne s’est pas fait. Et puis j’ai repris des études d’optométriste quelques années plus tard pour pouvoir reprendre un magasin d’optique, un projet qui ne s’est finalement pas concrétisé», explique-t-il dans son atelier lausannois, entouré d’établis où s’alignent pinces, limes et plaques d’acétate multicolores.

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De son côté, Fabio a suivi un apprentissage d’horloger chez Audemars Piguet. «Ensuite, je me suis spécialisé dans la qualité. Après une quinzaine d’années passées dans l’horlogerie, j’ai fini par devenir le responsable qualité auprès de sous-traitants produisant des cadrans», précise-t-il. La fratrie commence à envisager un futur professionnel commun. «La passion de Silvio était contagieuse, affirme Fabio. Il lui manquait le côté manuel, que moi j’avais pu acquérir.» Une complémentarité qui, selon eux, s’est imposée «comme une évidence».

«L’aventure a débuté deux ans avant le covid. J’ai visité Silvio là où il effectuait son stage. Il y avait conçu une première paire de lunettes.» La pandémie a joué un rôle inattendu dans leur parcours: «Cela nous a laissé énormément de temps. Lui finissait ses études; moi, j’étais en RHT, car l’horlogerie tournait au ralenti. On s’est mis en tête de créer notre propre atelier, en rachetant peu à peu des machines à droite et à gauche. Nous l’avons installé dans une pièce de mon appartement.» D’abord, ils fabriquent pour eux-mêmes, puis pour leur famille, puis pour leurs amis, puis pour les amis de leurs amis... et de proche en proche, le cercle s’agrandit. Une forme de financement organique, que Fabio qualifie lui-même de «crowdfunding viral. Entre nous, sans devoir passer par une plateforme officielle.»

Ce qui n’était au départ qu’un passe-temps prend rapidement une autre dimension et les deux frères décident de sauter le pas en créant leur propre société. Pour financer leurs débuts, ils ont dû faire des sacrifices: Fabio a vendu sa Rolex, Silvio sa moto. «Nos économies y sont passées. On avait aussi demandé de l’argent à la banque. Evidemment celle-ci ne nous a pas suivis, alors que nous pensions pourtant que le soutien aux PME faisait partie de ses attributions», raconte Silvio avec une amertume qui en dit long sur les difficultés rencontrées par les entrepreneurs en quête de fonds. Heureusement, le père, figure bienveillante de cette aventure familiale, a pu leur apporter son soutien. L’histoire de Nardi Lunetier commence ainsi officiellement le 31 mars 2021, date à laquelle les frères Leonardi fondent leur société.

Il a ensuite fallu se mettre à la recherche d’un local, la solution de la chambre-atelier ayant atteint ses limites. Leur choix se porte sur un ancien pressing au boulevard de Grancy, à Lausanne. Ce choix d’implantation n’est pas anodin: «Il fallait commencer à Lausanne parce que notre cercle est ici», explique Silvio. Il ajoute, avec une touche d’ironie: «Le Lausannois peut être un peu compliqué dans sa façon de consommer. Alors si on perce ici...» avant de s’interrompre, l’air de dire que si ça marche dans leur ville natale, ça marchera partout. Nul n’est censé être prophète en son pays, paraît-il.

Nardi

Taillées à la main dans l’acétate et la corne de buffle, les montures signées Nardi prennent le contrepied d’une industrie dominée par la production de masse.

© Nardi Lunetier

De l’atelier maison à la boutique du boulevard de Grancy

Le 1er décembre 2021, les frères Leonardi ouvrent la boutique-atelier Nardi Lunetier, une date qui n’est pas fortuite: c’était l’anniversaire de leur grand-mère, décédée peu auparavant. Exit les planches à repasser et lave-linge, les locaux sont divisés entre une zone de vente à l’avant et un atelier vitré à l’arrière, largement visible de la rue. L’objectif est clairement défini: Nardi Lunetier doit se distinguer des autres opticiens par l’artisanat et le sur-mesure. Toutes leurs créations sont entièrement manufacturées. Les deux frères façonnent essentiellement l’acétate et la corne de buffle, en portant une attention obsessionnelle au détail. «Le sur-mesure allait de soi, explique Silvio alors qu’il ajuste minutieusement une paire de lunettes. Je me suis assez vite rendu compte que partout le choix est limité à l’assortiment de marques du magasin. Aucune personnalisation possible, si ce n’est d’adapter la pièce au mieux à la physionomie du client.» Une anecdote révélatrice de la méthode Nardi: la courbure des branches découpées dans une plaque de corne plate s’obtient... en les trempant dans une friteuse. «Cela permet de maîtriser parfaitement la température», confie Silvio, sans ciller.

Forcément, ce choix de production induit un coût. Si certains pourraient voir dans le prix des lunettes Nardi – dès 750 francs en demi-mesure, puis à partir de 1700 francs pour les modèles entièrement créés sur mesure avec les matériaux et le dessin choisis par le client –, les frères préfèrent parler d’un produit de niche ou de «new luxe». «L’expérience que nous proposons est totalement différente», insiste Silvio. Les clients peuvent choisir parmi une palette de 3500 coloris et personnaliser chaque détail de leurs montures. La presse spécialisée évoque même une «dimension quasi architecturale dans les lunettes Nardi, des œuvres d’art à part entière, que l’on porte sur le nez».

Lorsque j’ai expliqué à mes professeurs en optométrie que je lançais mon activité sur mesure, ils m’ont pris pour un taré.

Dans un pays qui compte pléthore d’opticiens – «pour la petite anecdote, la Suisse est le pays où l’on en compte le plus au mètre carré», souligne Silvio –, les frères Leonardi comptent se distinguer en misant sur l’exclusivité. Leur percée dans ce marché saturé avait pourtant de quoi surprendre: «Quand j’ai expliqué à mes profs en optométrie que je lançais mon activité sur mesure, ils m’ont pris pour un taré.»

Pour ces deux entrepreneurs, il s’agit désormais de transformer leur savoir-faire artisanal en une véritable marque de luxe, en conjuguant l’héritage du style italien – leurs origines – avec la rigueur suisse de fabrication. Trois ans après l’ouverture, le succès est au rendez-vous. Bien qu’ambitieux, les deux frères tiennent à mesurer leur expansion, «d’à peu près entre 15 et 20% d’augmentation du chiffre d’affaires par an», révèle Silvio. Avec une production annuelle de 250 à 300 paires de lunettes, ils estiment avoir encore une marge de progression de 30% dans leur configuration actuelle.

Nardi lunettes de soleil

La production entièrement artisanale et à la main de Nardi Lunetier est comprise entre 250 et 300 paires de lunettes par an.

© Nardi Lunetier

L’avenir s’envisage désormais au-delà de Lausanne, avec l’ouverture d’un pop-up à Genève au Dorian, restaurant tenu par le chef Florian Le Bouhec, lui-même client et ambassadeur de la marque. Ce développement sous forme de lieux de vente éphémères plutôt que de boutiques permanentes répond à une vision stratégique: «Un shop, c’est parfait. Deux shops, on peut encore assumer mon frère et moi en gérant chacun l’un des emplacements. Mais ensuite, que fait-on?»

Artisanat et luxe

Fidèles à leur positionnement artisanal haut de gamme, les frères Leonardi n’envisagent pas de se diversifier vers des produits plus accessibles. Au contraire: «Les villes romandes sont déjà couvertes de magasins proposant une multitude de lunettes industrielles produites à la chaîne», affirme Fabio. Leur modèle d’inspiration se veut plus proche de la mode, comme «chez Chanel, où la haute couture se faisait dans les étages. Pour le prêt-à-porter, c’était au niveau de la rue.» Silvio développe cette vision: «Les gens se déplacent déjà aujourd’hui pour une paire de lunettes Nardi. Nous avons des clients qui viennent de Genève, de Zurich et même de l’étranger.»

Afin d’accroître leur notoriété, les frères Leonardi ont noué des partenariats stratégiques, notamment avec le célèbre designer horloger Eric Giroud, qui a dessiné pour eux une collection en 2023. «Cette collaboration nous a clairement apporté non seulement de la visibilité, mais aussi des clients finaux», explique Fabio. Un business model que les deux frères ont choisi de reproduire en signant une seconde collaboration avec le duo de créateurs de mode Evan et Benjamin. «Ils sont Suisses aussi, mais basés à Paris. Leur cible est différente, ce qui nous a apporté de la visibilité dans de nouveaux cercles.» Plus récemment, un événement a été organisé avec le cabinet d’architectes Atelier Up, ce qui a encore permis de toucher une nouvelle audience.

Un développement qui précipite forcément une réflexion quant à leur évolution en tant que fratrie. «Notre entente dure depuis longtemps, nous sommes passionnés par les mêmes choses. Nous vivons vraiment tout ensemble», assure Silvio, malgré les idées reçues sur les associations familiales. Leur méthode de communication? «Très brutale et frontale, reconnaît-il. Cela peut être choquant pour les gens qui nous écoutent, mais cela fonctionne pour nous. Après dix minutes, tout a été remis à plat.» Si nécessaire, la place de l’arbitre est assumée par leur père. Au demeurant, tout éventuel conflit a déjà été envisagé à la fondation de leur entreprise par leur notaire, qui a mis en place des garde-fous dès le départ.

Face à l’industrie mondialisée de la lunetterie dominée par quelques grands groupes, la démarche des frères Leonardi apparaît comme un retour aux sources passant par l’artisanat et l’unicité des pièces. «C’est génial de voir les gens entrer dans la boutique et s’exclamer: «Mais je ne savais pas que ce métier existait!» conclut Silvio. Et c’est peut-être là que réside le véritable pari des frères Nardi: ressusciter un savoir-faire que l’industrialisation avait presque fait disparaître, tout en le propulsant dans le XXIe siècle.

Le luxe, mode d’emploi

Expérience
Du premier contact à la livraison de sa paire de lunettes, le client ne doit jamais pouvoir comparer son expérience vécue avec celle des grandes chaînes d’opticiens.

Famille
Le travail en fratrie, avec en arrière-plan le soutien de leurs parents, constitue la pierre angulaire de la vision entrepreneuriale des frères Leonardi.

Sur mesure
Une latitude dans le choix des formes, des matériaux et des couleurs couplée à une production totalement artisanale à la main rend chaque création Nardi unique.